15

— Votre chambre est prête !

Sophia était debout près de moi. Par la fenêtre, je regardais le jardin, morne et gris, avec ses arbres à demi effeuillés qui se balançaient dans le vent. Elle fit écho à mes pensées.

— Un triste paysage !

Grises, elles aussi, et comme immatérielles dans la lumière déclinante du jour, deux silhouettes passèrent, venant toutes deux du jardin de rocailles qui se trouvait au-delà de la haie de lauriers.

La première était celle de Brenda. Enveloppée dans un manteau de chinchilla, elle avait quelque chose de furtif, une grâce quasi aérienne et comme irréelle. Un instant, j’entrevis le visage de la jeune femme. J’y retrouvai le demi-sourire que je connaissais déjà.

La seconde, qui ne parut que quelques instants plus tard, était celle de Laurence Brown, frêle et toute menue. Elle s’évanouit dans le crépuscule. Impossible d’exprimer ça autrement. Je n’avais pas l’impression d’avoir vu deux personnes qui étaient allées se promener, mais des êtres qui n’étaient pas de chair et de sang, des fantômes.

Je me demandai si ce n’était pas sous le pied de Brenda ou sous celui de Laurence qu’une branche morte avait craqué et, par une association d’idées très naturelle, je m’enquis de Joséphine.

— Où est-elle ?

— Probablement en haut, avec Eustace, dans la salle de classe.

L’air soucieux, Sophia ajouta :

— Eustace m’inquiète.

— Pourquoi ?

— Il est bizarre, lunatique. Sa maladie l’a tellement changé ! Je ne sais pas ce qu’il peut avoir en tête et, parfois, j’ai l’impression qu’il nous déteste tous !

— L’âge ingrat, sans doute. Ça passera !

— Je l’espère. Mais je suis quand même terriblement ennuyée !

— Pourquoi donc, chérie ?

— Je ne sais pas. Sans doute parce que papa et maman ne se font jamais de souci. On ne croirait pas qu’ils ont des enfants !

— C’est peut-être tant mieux ! Les enfants dont on s’occupe trop sont généralement bien plus à plaindre que ceux qu’on laisse tranquilles.

— Je ne m’en suis aperçue qu’en rentrant d’Égypte, mais ils forment un couple bien singulier. Papa s’enfermant résolument dans un monde qui n’est plus et Maman passant son temps à vivre des rôles. La farce de cet après-midi, c’est tout elle ! Elle ne s’imposait nullement, mais Maman voulait jouer la scène du conseil de famille. Ici, vous comprenez, elle s’ennuie à mourir. Alors elle monte des drames !

Une seconde, j’imaginai la mère de Sophia empoisonnant allègrement son vieux beau-père, à seule fin de se régaler d’une tragédie dont elle interpréterait le rôle principal. L’idée m’amusa et, naturellement, je ne la retins pas. Elle me laissait toutefois une impression pénible. Sophia reprit :

— Maman, il ne faut jamais cesser de la surveiller ! On ne sait jamais ce qu’elle va imaginer !

— Oubliez donc votre famille, Sophia ! dis-je d’un ton ferme.

— J’en serais ravie, mais c’est assez difficile en ce moment. J’étais si heureuse au Caire, justement parce que je l’avais oubliée !

Je me souvins qu’en Égypte jamais Sophia ne m’avait parlé des siens.

— C’est pour cela, demandai-je, que vous ne m’aviez jamais rien dit de vos parents ? Vous préfériez ne pas songer à eux ?

— Je le crois. Nous avons toujours trop vécu les uns sur les autres. La vérité, c’est que… nous nous aimons trop ! Nous ne sommes pas comme ces familles où tout le monde se déteste. Évidemment, ça ne doit pas être drôle ! Mais, s’aimer comme nous le faisons, ce ne l’est guère plus. Ici, personne n’a jamais été indépendant, seul, délivré des autres !

La porte s’ouvrit brusquement.

— Mais, mes petits, pourquoi n’allumez-vous pas l’électricité ? Il fait presque noir.

C’était Magda. Elle tourna les commutateurs et des flots de lumière inondèrent la pièce. Elle se jeta sur le divan.

— Quelle scène incroyable nous avons joué, n’est-ce pas ? Eustace est furieux. Il m’a dit que tout cela était positivement indécent. C’est son mot ! Les enfants sont comiques !

Elle poussa un soupir et « enchaîna » :

— Roger est un amour. Je le trouve adorable quand il se décoiffe d’une main rageuse, avant de foncer comme un sanglier ! J’estime que c’est très bien de la part d’Edith de lui avoir offert sa part d’héritage. Elle était sincère, vous savez ? Ce n’était pas seulement un geste. C’était stupide, d’ailleurs, car Philip aurait pu penser qu’il devait en faire autant ! Mais, pour la famille, Edith ferait n’importe quoi. À mon sentiment, il y a quelque chose d’émouvant dans cet amour d’une vieille fille pour les enfants de sa sœur. Il faudra qu’un jour je joue un personnage de ce genre-là. Une vieille tante célibataire, qui fourre son nez partout, têtue, mais bonne et le cœur débordant d’amour…

Soucieux de ne pas laisser la conversation s’égarer, j’intervins.

— Après la mort de sa sœur, elle a dû connaître des jours fort pénibles. Étant donné qu’elle détestait son beau-frère…

Magda ne me laissa pas poursuivre.

— Qu’est-ce que vous dites ? Où avez-vous pris ça ? Elle était amoureuse de lui !

— Maman !

— N’essaie pas de me contredire, Sophia ! Bien sûr, à ton âge, on s’imagine que l’amour est exclusivement réservé aux beaux jeunes gens qui s’en vont rêver à deux au clair de lune !

— Mais, dis-je, c’est elle-même qui m’a déclaré qu’elle l’avait toujours détesté.

— C’était peut-être vrai quand elle est arrivée ici. Elle en avait voulu à sa sœur d’avoir épousé Aristide. Qu’il y ait toujours eu entre elle et lui certains frottements, je le veux bien, mais amoureuse de lui, elle le fut, j’en suis sûre ! Croyez-moi, mes petits, je sais de quoi je parle ! Évidemment, comme elle était la sœur de sa défunte femme, il n’aurait jamais pu l’épouser… et je suis bien persuadée qu’il n’y a jamais pensé. Elle non plus, d’ailleurs. Elle gâtait les enfants, elle se disputait avec lui, ça lui suffisait pour être heureuse. Mais elle n’a pas été contente quand il s’est remarié. Pas du tout, même !

— Vous n’avez pas été ravis non plus, papa et toi ? dit Sophia.

— Bien sûr que non ! Nous avons trouvé ça odieux naturellement ! Mais Edith, c’était bien pis ! Si tu avais vu, ma chérie, la façon dont elle regardait Brenda !

— Voyons, maman !

Magda tourna vers sa fille un regard chargé de tendresse et d’humilité, un regard d’enfant gâté qui a quelque chose à se faire pardonner, puis, sans paraître se rendre compte qu’elle passait à un sujet tout différent, elle reprit :

— J’ai décidé de mettre Joséphine en pension. Il est grand temps.

— En pension ? Joséphine ?

— Oui. En Suisse. Je m’occuperai de ça demain. Je crois qu’il faut que nous nous séparions d’elle au plus tôt. Il est très mauvais pour elle d’être mêlée à cette vilaine affaire. Elle ne pense plus qu’à ça ! Elle a besoin d’avoir de petites camarades de son âge. Il lui faut la vie du pensionnat. J’ai toujours été de cet avis-là.

— Ce n’était pas celui de grand-père !

— Le cher homme voulait nous avoir tous sous les yeux. Les très vieilles gens deviennent quelquefois un peu égoïstes sous certains rapports. Une enfant doit être avec d’autres enfants. Et puis, la Suisse, c’est un pays très salubre ! Les sports d’hiver, le grand air, une nourriture bien meilleure que celle que nous avons ici…

Je me risquai à faire observer qu’un séjour en Suisse poserait peut-être certains problèmes de change, assez difficiles à résoudre. Magda balaya l’objection du geste.

— Du tout, Charles, du tout ! Il y a des accords entre les établissements d’enseignement, on peut prendre un enfant suisse en échange, il y a toutes sortes de moyens… Rudolf Alstir est à Lausanne. Je lui télégraphierai demain. Il s’occupera de tout et elle pourra partir à la fin de la semaine.

Souriante, Magda se leva et se dirigea vers la porte. Avant de sortir, elle se retourna vers nous :

— Il faut d’abord songer aux jeunes !

Elle avait très gentiment donné sa dernière réplique. Elle la compléta :

— Ils passent avant tous les autres ! Pensez, mes chéris, à ce qu’elle va trouver là-bas ! Les fleurs ! Les gentianes toutes bleues, les narcisses…

— En novembre ? dit Sophia.

Magda était déjà sortie. Sophia n’en pouvait plus.

— Maman est vraiment exaspérante ! s’écria-t-elle. Qu’une idée lui vienne, elle s’emballe, lance des centaines de télégrammes et il faut que tout soit fait du jour au lendemain ! Pourquoi est-il tout à coup urgent d’expédier Joséphine en Suisse sans perdre une minute ?

Je fis remarquer à Sophia que l’idée de mettre l’enfant en pension n’était pas si mauvaise et que Joséphine se trouverait sans doute fort bien d’être en contact avec des petites filles de son âge.

Sophia s’entêtait.

— Grand-père n’était pas de cet avis-là !

— Mais croyez-vous, Sophia, qu’un vieux monsieur de plus de quatre-vingts ans soit très bon juge en la matière ?

— En fait d’éducation, grand-père s’y connaissait aussi bien que n’importe qui dans cette maison !

— Aussi bien que la tante Edith ?

— Je n’irai pas jusque-là et j’admets que tante Edith a toujours dit qu’on devrait envoyer Joséphine en classe. La petite est difficile et elle a l’horrible habitude de fourrer son nez partout… Mais c’est surtout, je pense, parce qu’elle adore jouer au détective.

Était-ce uniquement pour le bien de Joséphine que sa mère avait brusquement décidé de l’expédier en Suisse ? Je continuai à me le demander. La petite était remarquablement renseignée sur quantité de choses qui s’étaient passées avant le crime et qui, de toute évidence, ne la regardaient pas. La vie de pension ne lui ferait pas de mal, au contraire. Mais était-il vraiment nécessaire de diriger sans délai l’enfant sur un pays aussi éloigné que la Suisse ? J’avais du mal à m’en convaincre.

 

La maison biscornue
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